12
LE VISITEUR
Terrorisée, j’ouvris les yeux en grand, bien que je fusse si épuisée et confuse que je n’étais pas certaine d’être éveillée ou endormie.
De nouveau, on gratta à ma croisée, et le grincement haut perché retentit derechef. Ahurie et rendue encore plus maladroite par le sommeil, je titubai du lit à la fenêtre, battant des cils pour chasser mes larmes. Une énorme masse sombre tanguait de l’autre côté de la vitre, roulant et tanguant vers moi comme si elle s’apprêtait à fracasser le carreau. Horrifiée, je reculai, un hurlement au bord des lèvres.
Victoria ! Elle était venue me chercher. J’étais finie.
Charlie ! Non ! Pas lui !
Je ravalai mon cri – j’allais devoir endurer la mort en silence. En aucun cas mon père ne devait débarquer dans ma chambre...
Soudain, une voix feutrée familière s’échappa de la silhouette noire.
— Bella ! Ouille ! Nom d’une pipe, ouvre cette fichue fenêtre ! Aïe !
Il me fallut deux secondes pour surmonter ma peur. Puis je me précipitai à la fenêtre et l’ouvris. Une lueur provenait des nuages, vague mais suffisante pour que je distingue les formes.
— Qu’est-ce que tu fiches ici ? balbutiai-je en identifiant Jacob.
Il était dangereusement perché au sommet de l’épicéa qui poussait au milieu du petit jardin de devant. Sous son poids, l’arbre penchait en direction de la maison, et l’acrobate se balançait à six mètres du sol. Les rameaux de la cime raclèrent une nouvelle fois la façade, déclenchant le crissement qui m’avait alertée.
— J’essaie de... tenir... ma promesse, haleta Jacob en agitant les jambes pour tenter de garder l’équilibre.
Je clignai des yeux, persuadée de rêver.
— Quand as-tu promis de te tuer en tombant d’un arbre ?
— Écarte-toi, m’ordonna-t-il, guère amusé par ma repartie.
— Quoi ?
Il se balança d’avant en arrière afin d’accentuer ses oscillations.
— Non, Jake ! protestai-je en comprenant ce qu’il avait en tête.
Trop tard ! Je fus obligée de me jeter sur le côté car, avec un grognement, il bondit vers ma croisée ouverte. J’étouffai un deuxième piaillement, persuadée qu’il allait s’écraser au sol et se rompre le cou, ou du moins s’estropier en se fracassant contre les montants en bois de la fenêtre mais, à ma grande surprise, il voltigea adroitement dans ma chambre et atterrit sur la plante des pieds, presque sans bruit.
Tous deux nous tournâmes automatiquement vers la porte en retenant notre souffle, attendant de voir si l’agitation avait réveillé Charlie. Au bout d’un court moment, nous perçûmes un ronflement ténu de l’autre côté du couloir. Un immense sourire fendit le visage de Jacob, visiblement très content de lui-même. Ce n’était pas le sourire que je connaissais et aimais, plutôt une parodie amère de la sincérité d’autrefois, sur ce visage qui appartenait dorénavant à Sam.
C’en fut trop. Je m’étais endormie en pleurs à cause de ce garçon. En me rejetant sans ménagement, il avait créé un deuxième trou dans ce qu’il restait de ma poitrine, il avait donné naissance à un cauchemar tout neuf, comme une plaie s’infecte, l’insulte après le coup porté. Et voilà qu’il déboulait chez moi, rigolard, à croire qu’il ne s’était rien produit. Pire, en dépit du bruit et de la maladresse, sa subite apparition me rappelait l’habitude qu’avait eue Edward de se glisser par ma fenêtre la nuit, un souvenir qui était du sel sur mes blessures purulentes. Ajoutons à cela que j’étais crevée. Bref, je n’étais pas d’humeur charmante.
— Fiche le camp ! sifflai-je en insufflant autant de venin que possible dans mon ordre.
Il cilla, surpris, protesta.
— Non ! Je suis venu m’excuser.
— Je n’en veux pas, de tes excuses.
Je tentai de le repousser dehors – si je rêvais, il ne risquait pas grand-chose, n’est-ce pas ? Sans résultat, car il ne broncha pas d’un millimètre. Je cessai de le toucher, reculai d’un pas. Il était torse nu, bien que l’air s’engouffrant de l’extérieur fût assez froid pour que je frissonne. Le contact de mes mains sur sa peau m’avait mise mal à l’aise. Il irradiait la chaleur, comme la fois où j’avais effleuré son front, dans la voiture. Comme s’il était encore fiévreux. Pourtant, il n’avait pas l’air malade. Immense, plutôt. Il se pencha vers moi, si grand qu’il cacha la vitre. Mon courroux l’étonnait.
Tout à coup, je flanchai. On aurait dit que toutes mes nuits d’insomnie me tombaient dessus en même temps, et la fatigue s’empara de moi si brutalement que je faillis m’écrouler sur place. Je tanguai, luttant pour garder les yeux ouverts.
— Bella ? chuchota Jacob anxieusement.
Je titubai, et il me prit par le coude pour me ramener près du lit. Mes jambes se dérobèrent sous moi, et je m’affalai comme une chiffe sur le matelas.
— Hé, ça va ? demanda Jacob, le front plissé par l’inquiétude.
Je levai la tête vers lui, les joues encore mouillées de larmes.
— Explique-moi un peu pourquoi ça irait, Jake !
Sur son visage, l’angoisse céda la place à l’amertume.
— Ben..., commença-t-il en aspirant profondément. Flûte ! Ben... je... je suis désolé, Bella.
Il était sincère, aucun doute, même si la colère le possédait encore.
— Pourquoi es-tu revenu ? Je n’ai rien à faire de tes excuses, Jacob.
— Je sais, murmura-t-il. Mais je ne pouvais pas laisser les choses en l’état. C’était affreux, cet après-midi, je regrette.
— Je n’y comprends rien.
— Ça ne m’étonne pas. Laisse-moi t’expliquer...
Il s’interrompit soudain, bouche ouverte, comme si quelqu’un avait coupé le son. Puis il respira, et reprit, cédant de nouveau à l’irritation.
— Malheureusement, je n’en ai pas le droit. J’aimerais tant...
J’enfouis ma tête dans mes mains.
— Pourquoi ? gémis-je.
Il ne répondit pas tout de suite. J’écartai légèrement mes doigts et découvris, décontenancée, qu’il avait les yeux à demi fermés, les mâchoires serrées, les sourcils froncés.
— Que se passe-t-il ? insistai-je.
Il souffla, et je me rendis compte qu’il avait retenu sa respiration.
— Je n’y arrive pas, marmonna-t-il, frustré.
— Tu n’arrives pas à quoi ?
Il ignora ma question.
— Dis-moi, Bella, t’a-t-on déjà confié un secret que tu n’avais le droit de répéter à personne ?
Il souleva les paupières, me fixa d’un air entendu. Je pensai immédiatement aux Cullen, priant pour que ma culpabilité ne soit pas trop discernable.
— Une chose dont tu sentais qu’il fallait éviter que Charlie ou ta mère l’apprennent ? précisa-t-il. Dont tu n’aurais parlé à personne, même pas à moi ? Même aujourd’hui ?
Je gardai le silence, tout en sachant qu’il le prendrait pour un aveu.
— Acceptes-tu d’admettre que je suis... dans une situation identique ? Parfois, la loyauté t’empêche d’agir comme tu le voudrais. Parfois, ce secret, il ne t’appartient pas de le dévoiler.
Bien. Il me coupait l’herbe sous le pied, là. Car il avait parfaitement raison – je détenais une vérité que je n’étais pas libre de dévoiler, que je me sentais obligée de protéger. Dont Jacob, cependant, semblait ne plus rien ignorer, soudain. Toutefois, je ne voyais pas en quoi mes mystères le concernaient, pas plus que Sam ou Billy d’ailleurs. Et puis, en quoi cela les gênait-il, maintenant que les Cullen étaient partis ?
— J’ignore pourquoi tu es ici, Jake, si c’est pour me poser des devinettes au lieu de m’apporter des éclaircissements.
— Excuse-moi. Je voudrais vraiment pouvoir t’expliquer.
Longtemps, nous nous observâmes dans l’obscurité, aussi moroses l’un que l’autre.
— Ce qui me tue, reprit-il brusquement, c’est que tu sais. Je t’ai déjà tout dit !
— Pardon ?
Il respira un bon coup et se pencha vers moi ; son tourment laissa place à une intensité incendiaire. Lorsqu’il ouvrit la bouche, son haleine était aussi brûlante que sa peau.
— Tu es au courant, Bella ! Il m’est certes défendu de te parler, mais toi, il suffirait que tu devines pour nous sortir de cette impasse.
— Deviner ? Quoi donc ?
— Mon secret. Tu peux le faire. Parce que tu le connais déjà.
Je tentai de m’éclaircir les idées. J’étais épuisée, et plus rien n’avait de sens. Constatant que je ne captais pas, Jacob réfléchit.
— Attends, marmonna-t-il, je vais trouver un moyen de t’aider.
Je ne comprenais pas du tout ce qu’il mijotait, mais ça ne devait pas être facile, car il haletait.
— Pardon ? marmonnai-je en luttant pour rester éveillée.
— Et si je te donnais des indices ?
Il prit mon visage entre ses paumes immenses et trop chaudes et l’amena à quelques centimètres du sien. Il plongea son regard dans le mien, comme s’il cherchait à me passer un message au-delà de ses mots.
— Souviens-toi de notre première rencontre. Sur la plage de La Push. Tu y es ?
— Oui.
— Décris-la-moi.
J’hésitai, concentrée.
— Tu m’as interrogée sur la Chevrolet...
Il acquiesça.
— Tu as mentionné la Golf...
— Continue.
— Nous sommes partis nous balader sur la plage...
Mes joues se réchauffaient, entre ses mains, ce dont il n’avait sûrement pas conscience, vu la température de son corps. Je l’avais invité à se promener, flirtant avec lui de façon inepte mais efficace, car je voulais lui soutirer des informations.
— Tu m’as raconté des histoires effrayantes..., poursuivis-je dans un souffle. Des légendes quileutes.
— Oui, s’exclama-t-il avec ferveur. C’est ça ! Rappelle-toi !
Malgré la pénombre, il dut me voir rougir. Comment aurais-je pu oublier ? Sans le vouloir, Jacob m’avait appris tout ce que j’avais eu besoin de savoir ce jour-là, en confirmant mes soupçons – Edward était un vampire.
— Concentre-toi, me pressa-t-il en me vrillant de ses iris qui avaient perdu leur innocence.
— Je me souviens.
— Mais te souviens-tu de toutes les hist...
Soudain, il ouvrit la bouche en grand, coupé dans son élan, comme si quelque chose obstruait sa gorge.
— Toutes les histoires ? terminai-je à sa place.
Muet, il opina. Mon cerveau était en ébullition. Seul un de ses récits avait réellement compté, pour moi. Il avait commencé par d’autres, mais ce prélude sans importance était flou, dans mon esprit fatigué. Je secouai la tête. Exaspéré, Jacob sauta du lit. Il appuya ses poings contre son front, se mit à respirer à petits coups rapides et furieux.
— Tu le sais, tu le sais, marmonna-t-il pour lui-même.
— Jake ? S’il te plaît, Jake, je n’en peux plus. Je ne suis bonne à rien, à cette heure. Peut-être que demain...
— ... ça te reviendra. Je crois deviner pourquoi tu n’as retenu qu’une légende, ajouta-t-il aigrement avant de se rasseoir près de moi. M’autorises-tu à te poser une question à ce sujet ? Ça m’a toujours intrigué.
— Quel sujet ?
— Les vampires.
Interdite, je le dévisageai. Sans attendre ma réponse, il enchaîna.
— Franchement, tu ne te doutais de rien ? C’est vraiment moi qui t’ai révélé ce qu’il était ?
Comment savait-il ? Et pourquoi s’était-il brusquement décidé à croire à ce qu’il avait condamné comme des contes de bonne femme ? Serrant les dents, je le fusillai du regard, bien décidée à ne pas parler. Il comprit.
— Tu vois maintenant ce que j’ai voulu dire en parlant de loyauté ? murmura-t-il. Pour moi, c’est pareil, en pire. Tu n’imagines même pas à quel point je suis prisonnier...
Il ferma les yeux comme s’il souffrait physiquement. J’en fus effarée. Plus même, j’eus une bouffée de haine. Je détestais qu’il eût mal. Qu’on lui fît mal – l’image de Sam s’imposa à moi. Au moins, moi, j’étais volontaire ; je protégeais le secret des Cullen par amour ; un amour non partagé mais authentique. Jacob, lui, semblait être dans une situation très différente.
— Tu n’as aucun moyen de te libérer ? chuchotai-je en effleurant les picots de sa nuque tondue.
Ses mains se mirent à trembler.
— Non, chuchota-t-il, les paupières toujours closes. Je suis lié à vie. Condamné à perpétuité. Plus, peut-être, ajouta-t-il avec un rire sans joie.
— Oh ! geignis-je. Et si nous nous sauvions ? Juste toi et moi ? Si nous quittions cet endroit et laissions Sam derrière nous ?
— Il ne s’agit pas d’une chose que je peux fuir, Bella. Et pourtant, si j’en avais le loisir, je partirais avec toi. (Ses épaules aussi tremblaient, à présent.) Écoute, soupira-t-il, il faut que je m’en aille.
— Pourquoi ?
— Premièrement, parce que j’ai l’impression que tu vas tomber dans les pommes d’un instant à l’autre. Tu as besoin de dormir. Et moi, j’ai besoin que tu disposes de toutes tes capacités de réflexion pour deviner.
— Et deuxièmement ?
— Parce que je suis venu en douce. Je ne suis pas censé te rencontrer. Ils risquent de s’interroger. Je vais être obligé de leur avouer la vérité, j’imagine.
— Tu n’as pas à tout leur dire ! m’insurgeai-je.
— Quand bien même, je le ferai.
— Je les hais ! marmonnai-je, furibonde.
Jacob rouvrit les yeux et me contempla avec surprise.
— Non, Bella, ne leur en veux pas. Ce n’est pas la faute de Sam. Ce n’est la faute de personne. Je te l’ai déjà dit... c’est moi. En fait, Sam... eh bien, il est vraiment supercool. Jared et Paul sont chouettes aussi. Paul est un peu... Quant à Embry, il a toujours été mon ami. Là-dessus, rien n’a changé. C’est même la seule chose qui n’a pas changé. Je regrette la mauvaise opinion que j’ai pu avoir de Sam autrefois...
« Supercool », le Sam ? Je regardai Jacob avec ébahissement, mais jugeai inutile de protester.
— Alors pourquoi ne t’autorise-t-il pas à me fréquenter ?
— Parce que c’est dangereux, souffla-t-il en baissant la tête.
Un frisson de frayeur me parcourut. Était-il également au courant de cela ? Je pensais être la seule. Mais il avait raison. Nous étions au beau milieu de la nuit, l’heure idéale pour chasser. Jacob n’aurait pas dû se trouver dans ma chambre. Si un tueur surgissait, il fallait que je sois isolée.
— N’empêche, reprit-il à voix basse, si j’avais estimé que c’était trop... risqué, je ne serais pas venu. Je t’ai fait une promesse, Bella. Je ne me doutais pas qu’elle serait si difficile à tenir, mais j’ai bien l’intention d’essayer de la respecter.
Remarquant que je ne comprenais pas l’allusion, il s’expliqua.
— Après ce film idiot, je t’ai juré que je ne te ferai jamais de mal... Or, cet après-midi, le moins que l’on puisse dire, c’est que j’ai trahi ma parole.
— Ne t’inquiète pas, j’ai compris que c’était malgré toi.
Il s’empara de ma main.
— Merci, Bella. Je vais m’arranger afin d’être là pour toi, comme je te l’ai promis.
Il sourit, soudain, d’un sourire qui n’appartenait pas à mon Jacob ni à celui de Sam, plutôt un drôle de mélange des deux.
— Toutefois, ça m’aiderait beaucoup si tu devinais mon secret toute seule. S’il te plaît.
— D’accord, répondis-je mollement.
— De mon côté, je tâcherai de revenir, même si eux, bien sûr, feront tout pour m’en empêcher.
— Ne les écoute pas.
— J’essayerai, marmotta-il en secouant la tête comme s’il doutait de sa réussite en la matière. Et toi, dès que tu auras compris, passe me l’annoncer. Enfin, seulement si tu en as envie.
Tout à coup, il paraissait avoir songé à un détail déplaisant, et ses mains se remirent à trembler.
— Pour quelle raison n’en aurais-je pas envie ?
Il avait également retrouvé le visage sombre qui appartenait à Sam.
— J’en vois au moins une, lâcha-t-il d’un ton sec. Je me sauve. Tu me rendrais service ?
J’acquiesçai, médusée par son brusque changement d’attitude.
— Si tu ne veux pas me revoir, au moins appelle-moi. Que je sache à quoi m’en tenir.
— Ça n’arrivera pas...
— Préviens-moi, c’est tout, me coupa-t-il.
Il se leva, s’approcha de la fenêtre.
— Ne sois pas idiot, Jake, tu vas te casser une jambe. Passe par la porte, Charlie dort.
— Je ne risque rien, objecta-t-il.
Il se tourna néanmoins vers la porte. En passant devant moi, il hésita, les traits empreints d’une expression de souffrance aiguë. Il tendit la main en un geste suppliant. Je la pris et, soudain, il m’attira à lui, si brutalement que je rebondis contre son torse.
— Juste au cas où, chuchota-t-il dans mes cheveux en me serrant très fort, à me rompre les côtes.
— Je... j’étouffe ! haletai-je.
Il me relâcha aussitôt, tout en me retenant par la taille. Puis il me repoussa doucement vers le lit.
— Dors, Bella, tu dois avoir les idées claires. Je sais que tu trouveras. J’en ai besoin. Je refuse de te perdre, pas pour ça.
En une enjambée, il fut à la porte, qu’il ouvrit sans bruit avant de disparaître. Je guettai les grincements de l’escalier, il n’y eut pas un son.
Je m’allongeai sur mon lit, en proie au vertige. J’étais éreintée, déboussolée. Je fermai les paupières en m’efforçant de réfléchir à ce qui venait de se produire, fus immédiatement aspirée par l’inconscience. Comme par hasard, je ne dormis pas du sommeil paisible et sans rêve auquel j’aspirais tant.
Je me retrouvai dans les bois et, à ma bonne habitude, me mis à y errer. Cependant, je m’aperçus vite qu’il ne s’agissait pas de mon cauchemar ordinaire. D’abord, je n’éprouvais pas de contrainte à marcher au hasard ou à chercher ; je n’avançais que par réflexe, parce que c’est ce qu’on attendait de moi, ici. Quoique... ce n’était même pas la forêt habituelle. L’odeur en était différente, la lumière aussi. Elle ne sentait pas la terre humide, mais l’océan. Je ne distinguais pas le ciel, et pourtant le soleil devait briller quelque part car les feuilles au-dessus de ma tête étaient d’un jade luisant. C’étaient, j’en étais sûre, les bois aux alentours de La Push, en bordure de la plage. Si je trouvais celle-ci, je savais que j’y atteindrais le soleil. Je marchais donc d’un bon pas, me guidant au faible bruit des vagues lointaines. Soudain, Jacob fut là. Il m’attrapa par la main et me ramena dans la partie la plus sombre des arbres.
— Qu’y a-t-il, Jacob ?
Son visage était celui d’un petit garçon effrayé, et ses cheveux étaient de nouveau la magnifique toison qui retombait en queue de cheval sur sa nuque. Il me tira de toutes ses forces, je résistai, refusant de retourner dans l’obscurité.
— Cours, Bella ! Il faut que tu coures ! chuchota-t-il, terrifié.
La brutale impression de déjà-vu fut si forte qu’elle faillit me réveiller. Je compris pourquoi je reconnaissais les lieux – j’y étais déjà allée. Dans un autre rêve. Un million d’années avant, dans une tout autre vie. C’était le songe qui m’avait visitée la nuit après que je m’étais promenée sur la plage en compagnie de Jacob, celle qui avait suivi ma découverte certaine qu’Edward était un vampire. Avoir évoqué cette journée avec Jacob juste avant de m’endormir devait avoir ramené le rêve à la surface de mon subconscient.
Dans une espèce de détachement, j’attendis qu’il se déroule. Une lumière s’approchait de moi, en provenance de la plage. D’ici un instant, Edward émergerait du couvert des arbres, la peau luisant faiblement, les prunelles noires et menaçantes. Il me ferait signe en souriant, beau comme un ange, ses dents pointues et aiguisées...
Mais là, j’allais trop vite. Quelque chose devait d’abord se produire.
Jacob me lâcha et poussa un cri bref. En tremblant, il tomba sur le sol, à mes pieds, s’y tordit.
— Jacob ! hurlai-je.
Il avait disparu. À sa place se dressait un énorme loup brun-roux aux yeux sombres et perspicaces.
Alors, le cauchemar dévia de sa trajectoire, tel un train qui déraille.
Ce n’était pas le loup dont j’avais rêvé dans mon autre vie. C’était le grand animal rouille qui s’était posté à moins de quinze centimètres de moi, dans la clairière, une semaine plus tôt à peine. La bête était gigantesque, monstrueuse, plus grande qu’un ours. Elle me regardait intensément, s’efforçait de me dire quelque chose via ses prunelles brillant d’intelligence – les iris brun foncé et familiers de Jacob Black.
Je me réveillai en hurlant de toutes mes forces.
Je crus que Charlie allait débarquer, cette fois. Ce n’était pas mon cri ordinaire. Enfouissant ma tête dans l’oreiller, je tâchai de maîtriser la crise de nerfs qui menaçait de me submerger. Le nez dans la toile de coton, je me demandai s’il n’existait pas un moyen de supprimer le lien que je venais de faire. Mais Charlie n’apparut pas, et je finis par réussir à étrangler les piaillements qui s’échappaient de ma gorge.
Je me rappelais tout, désormais, chacun des mots que Jacob avait prononcés ce jour-là sur la grève, y compris la partie ayant précédé le récit sur les vampires, les « Sang-froid ». Surtout elle, d’ailleurs.
— Tu connais nos vieilles légendes ? commença-t-il. Celles sur nos origines, à nous les Indiens Quileute ?
— Pas vraiment.
— Eh bien, disons qu’il existe des tas de mythes, dont certains remonteraient au Déluge. D’après eux, les Quileute auraient, pour survivre, accroché leurs canoës aux sommets des plus grands arbres des montagnes, comme Noé et son arche. (Ton léger, histoire de montrer qu’il n’accordait pas beaucoup d’importance à ces blagues.) Un autre prétend que nous descendons des loups, et que ceux-ci sont nos frères, encore aujourd’hui. Nos lois tribales interdisent d’ailleurs de les tuer. Et puis, ajouta-t-il en baissant un peu la voix, il y a les histoires sur les Sang-froid.
— Les Sang-froid ? répétai-je sans plus cacher ma curiosité.
— Oui. Les légendes les concernant sont aussi vieilles que celles sur les loups. Il y en a même de beaucoup plus récentes. L’une d’elles affirme que mon propre arrière-grand-père a connu des Sang-froid. C’est lui qui aurait négocié l’accord les bannissant de nos terres.
Incrédule, il leva les yeux au ciel.
— Ton arrière-grand-père ? l’encourageai-je.
— C’était un Ancien de la tribu, comme mon père. Tu vois, les Sang-froid sont les ennemis naturels des loups. Enfin, plus exactement, des loups qui se sont transformés en hommes, comme nos ancêtres. Ceux que tu appellerais des loups-garous.
— Les loups-garous ont des prédateurs ?
— Un seul.
Une boule m’empêchait de respirer. J’essayai de l’avaler, mais elle était bien coincée et s’obstina à m’étrangler. Du coup, je tentai de la cracher.
— Un loup-garou, ânonnai-je.
Oui, c’était bien lui, le mot qui m’étouffait. L’univers parut tanguer et s’incliner sur son axe. Mais dans quel endroit vivais-je ? Était-il envisageable qu’existât un monde dans lequel des légendes ancestrales rôdaient aux abords de villes minuscules et insignifiantes, mettant en scène des monstres fabuleux ? Cela signifiait-il que le plus absurde des contes de fées reposait sur une vérité absolue ? La normalité et la raison avaient-elles leur place ou tout n’était-il que magie et histoires de fantômes ? Je serrai ma tête entre mes mains pour éviter qu’elle explose.
Au fond de moi, une petite voix sèche me demandait si ça avait une importance quelconque. N’avais-je pas accepté depuis longtemps la réalité des vampires ? Et sans aucune hystérie. Oui, avais-je envie de lui répondre, et justement, un mythe ne suffisait-il pas à remplir une existence ? Par ailleurs, il n’y avait pas eu un moment où je ne me fusse dit qu’Edward Cullen se situait au-delà de l’ordinaire ; je n’avais donc pas été très surprise de découvrir sa vraie nature – il était tellement évident qu’il était autre chose. Mais Jacob ? Jacob, qui n’était que Jacob, rien de plus ? Jacob, mon ami ? Jacob, le seul être humain avec lequel j’avais réussi à communiquer...
Voilà qu’il n’était même pas humain.
Je retins un nouveau hurlement.
Quelle conclusion devais-je en tirer sur ma propre personne ?
La réponse était simple. Je débloquais sérieux. Sinon, comment expliquer que ma vie était remplie de créatures dignes de figurer dans des films d’horreur ? Sinon, pourquoi me souciais-je d’elles au point que des pans de ma poitrine m’étaient arrachés quand elles décidaient de poursuivre leur chemin d’êtres chimériques ?
Tout dans mon esprit tournoyait et se transformait, se réarrangeant de façon à ce que les choses qui avaient eu un sens en prennent un autre. Il n’y avait pas de secte, il n’y en avait jamais eu. Comme il n’y avait jamais eu de gang. Oh que non ! C’était bien pire que cela – une meute. Une meute de cinq loups-garous monstrueux, bigarrés et hallucinants qui étaient passés tout près de moi dans la clairière d’Edward...
Brusquement, j’éprouvai le besoin frénétique d’agir. Un coup d’œil au réveil m’apprit qu’il était bien trop tôt. Tant pis ! Je devais me rendre à La Push maintenant. Il fallait que je voie Jacob afin qu’il confirme que je ne battais pas complètement la campagne.
J’enfilai les premiers vêtements qui me tombaient sous la main, me fichant qu’ils s’accordent ou non, et descendis les marches deux à deux. Dans ma précipitation à sortir, je faillis bousculer Charlie.
— Où vas-tu ? lança-t-il, aussi surpris que moi de cette rencontre. Tu as vu l’heure ?
— Oui. Je file chez Jacob.
— Je croyais que ce qui se passait avec Sam...
— Aucune importance ! Il est indispensable que je lui parle. Tout de suite.
— Il est drôlement tôt, ronchonna-t-il. Tu ne petit-déjeunes pas ?
— Je n’ai pas faim.
Il me bloquait le passage, et j’envisageai un instant de le contourner et de déguerpir à toutes jambes, sauf que, à coup sûr, cela impliquerait une sacrée explication, plus tard.
— Je n’en ai pas pour longtemps, d’accord ? temporisai-je.
— Tu vas directement chez Jacob, compris ? Pas de halte en route.
— Bien sûr que non ? Pourquoi m’arrêterais-je ?
— Je n’en sais rien, admit-il. C’est juste que... il y a eu une autre attaque des loups. Tout près du lieu de cure, aux sources thermales. Le malheureux n’était qu’à une dizaine de mètres de la route quand il a disparu. Sa femme a vu un énorme loup gris quelques minutes plus tard, alors qu’elle cherchait son mari. C’est elle qui a donné l’alerte.
— Un loup a attaqué le bonhomme ? murmurai-je, tandis que mon estomac tombait comme une pierre, à l’instar de ce qui se produit lors des chutes en vrille dans les montagnes russes.
— Nous n’avons retrouvé aucune trace de la victime, rien qu’un peu de sang. Les gardes forestiers sortent armés, et des tas de chasseurs volontaires sont prêts à s’impliquer. Une récompense a été offerte à qui rapporterait la carcasse d’une de ces bêtes. On peut s’attendre à ce que ça tiraille dans tous les coins, et c’est ça qui m’inquiète. C’est quand les gens s’excitent que les accidents se produisent...
— Ils vont tirer les loups ? piaillai-je.
— Tu as une autre solution ? Qu’est-ce que tu as ? Ne me dis pas que tu es devenue une de ces mégères écolo !
Je me sentais faible, soudain, et je devais être encore plus blanche que d’habitude. Je fus incapable de répondre. S’il ne m’avait observé, l’air suspect, je me serais assise par terre, la tête entre les genoux. J’avais oublié les disparitions de randonneurs, les empreintes sanglantes... Je n’avais pas relié ces événements avec ce que j’avais compris grâce à mon rêve.
— Écoute, chérie, ne te laisse pas impressionner. Contente-toi de rester en ville ou sur la quatre voies, sans faire de pause, compris ?
— Oui, marmonnai-je faiblement.
— Bon, j’y vais.
C’est alors que je remarquai son arme attachée à sa ceinture et ses chaussures de marche.
— Tu ne vas pas te lancer à la poursuite des loups, hein ?
— Il faut que je donne un coup de main, Bella. Des gens meurent.
— Non ! m’écriai-je d’une voix suraiguë. N’y va pas ! C’est trop risqué !
— C’est mon boulot, ma fille. Ne sois pas aussi pessimiste, tout ira bien. Tu sors ? ajouta-t-il en me tenant la porte.
J’hésitai, toujours aussi nauséeuse. Qu’aurais-je pu dire pour le retenir ? J’étais dépassée, rien ne me venait à l’esprit.
— Bella ?
— Il est peut-être trop tôt, chuchotai-je.
— C’est vrai.
Et il s’éloigna sous la pluie. Dès qu’il fut hors de vue, je m’affalai sur le plancher et mis ma tête entre mes jambes. Fallait-il que je coure derrière lui ? Mais que lui raconterais-je ? Et Jacob ? Il était mon meilleur ami, il était nécessaire que je l’avertisse. S’il était vraiment un... loup-garou (le mot me fit grimacer), on allait le prendre pour cible ! Je devais les prévenir, lui et ses amis. S’ils continuaient à courir les bois sous la forme d’énormes loups, les humains comptaient les descendre. Je n’avais d’autre choix que de leur conseiller d’arrêter.
Oh bon sang ! Et Charlie qui se rendait dans la forêt. Prendraient-ils ça en compte ? Jusqu’à maintenant, toutes les victimes avaient été des étrangers. Cela signifiait-il quelque chose ou n’était-ce que le hasard ? Je n’avais plus qu’à espérer que Jacob, au moins, ferait attention. Quoi qu’il en soit, il fallait que je le mette en garde. En même temps...
Jacob était mon meilleur ami, il était aussi un monstre. Un vrai ? Un méchant ? Mon devoir était-il vraiment de les avertir si lui et ses amis étaient... des meurtriers ? S’ils massacraient des innocents de sang froid ? S’ils étaient réellement des personnages de films d’horreur, dans tous les sens du terme, les protéger n’était-il pas mal agir ?
La comparaison avec les Cullen s’imposa, inévitable. Je m’enroulai dans mes bras, combattant la plaie de mon cœur en songeant à ces derniers. J’ignorais tout des loups-garous. Si je m’étais attendue à quelque chose, ç’aurait été à ce que la fiction en montrait, des créatures poilues mi-hommes mi-bêtes. Je ne savais pas ce qui les poussait à chasser, si c’était la faim, la soif ou le simple désir de tuer. Du coup, il m’était difficile de juger.
Cependant, leur sort ne pouvait être pire que celui des Cullen après ce qu’ils avaient enduré dans leur quête du bien. Je repensai à Esmé – les larmes me vinrent aux yeux en revoyant son visage beau et bon – et à la façon dont, aussi maternelle et aimante fût-elle, elle avait dû se pincer le nez, honteuse, et s’enfuir quand j’avais saigné devant elle. Y avait-il pire épreuve ? Je songeai à Carlisle, aux siècles durant lesquels il avait lutté pour apprendre à ignorer le sang afin de pouvoir sauver des vies en tant que médecin. Rien n’était plus ardu que cela, non ?
Les loups-garous avaient choisi une autre voie.
Quel choix s’offrait à moi ?